Les petits papiers de Mademoiselle accueillent aujourd’hui Laure-Marie Lapouge, auteur de Moi, Ghisla, sœur de Charlemagne, un roman historique au ton résolument moderne qui dresse un portrait étonnant et quelque peu dérangeant de l’empereur. A travers les yeux sa sœur, Ghisla, le lecteur (re)découvre un homme tiraillé et ambigu. Sortie en librairie le 1er octobre, aux éditions Albin Michel.
Comment vous est venue l’idée d’écrire un livre sur Ghisla, la sœur de Charlemagne ?
En fait, j’ai commencé par « inventer » Ghisla, avant de découvrir qu’elle avait réellement existé… Je m’explique : il y a quelques années, j’ai commencé à réfléchir sur la possibilité d’écrire un livre racontant un amour entre un roi et sa sœur. Ce thème m’a intéressée non pour des raisons personnelles – on m’a posé la question, et donc, non, il ne s’agit pas d’une espèce d’autofiction déguisée que j’aurais imaginée parce que j’aurais moi-même vécu une histoire comparable – mais à la suite de lectures concernant les anciens Indo-Européens et le fait que dans les familles dirigeantes, ces « incestes » frères-sœurs avaient alors été sans doute plus répandus qu’on ne le pense. J’ai donc cherché un roi auquel je pourrais attribuer une sœur imaginaire et un amour de ce type, un amour se heurtant à un interdit, un peu comme dans la légende de Tristan et Yseult. J’ai lu pas mal de choses sur les rois mérovingiens et dans la foulée, j’ai découvert Charlemagne, que je connaissais très mal, et qui m’a fascinée – de même que la période de son règne. Me voilà donc en train d’inventer une sœur de Charlemagne et d’inventer un amour entre lui et cette sœur de fiction. Là-dessus, poursuivant mes recherches sur son règne, je découvre que pendant tout le Moyen Age, une légende a couru racontant que Charlemagne avait un lourd péché sur la conscience : un amour coupable pour sa sœur… Laquelle sœur, je le découvre aussi, avait donc bien existé, s’appelait Ghisla – on la présente aussi sous le nom contemporain de Gisèle, issu de ce prénom ancien -, avait vécu entre 757 et 810, et avait été abbesse laïque de trois abbayes dont le grand monastère de Chelles. A ce stade, j’ai été quelque peu « coincée » : si j’avais toute seule dans mon coin imaginé une histoire qui se révélait avoir été une légende – et peut-être, une réalité - c’était à moi d’écrire cette histoire !
J’imagine que vous vous êtes beaucoup documentée, comment avez-vous organisé vos investigations ?
J’ai en effet mené une longue recherche sur la période et sur le règne de Charlemagne. J’ai lu à peu près tout ce qui existe – livres des historiens, sagas anciennes liées à ce règne comme la Chanson de Roland, biographie ou textes de l’époque, etc. Au bout d’un moment, je me suis retrouvée à la tête d’une masse énorme d’informations, et j’ai dû, pour m’y retrouver, faire des fiches, par thèmes, et aussi par années de règne. C’est pourquoi, dans le livre, à part les détails concernant cet amour interdit, ainsi que les liens de Ghisla avec Augier, Rodland et Ganelon ou le « dédoublement » de Rodland-Roland, tout l’arrière-plan est historique, depuis les noms de la grande majorité des personnages secondaires jusqu’aux endroits, palais ou monastères où se trouvent les personnages à telle ou telle date, en passant, évidemment, par les grands événements du règne (mort de Carloman, guerres, etc.) et les éléments de la vie quotidienne, comme les bains dans les thermes, les très fréquents déplacements à cheval ou en chariot, ou la séance de patinage. J’ai par exemple vu une chaussure de patinage de l’époque retrouvée lors de fouilles archéologiques.
Le langage de Ghisla est parfois peu châtié, souvent moderne, était-ce une façon de sortir du style compassé qu’ont parfois les romans historiques ?
Tout à fait. C’est un parti pris personnel. Je suis persuadée que les gens, il y a 500, 1 000 ou 5 000 ans, parlaient comme nous, dans leur langue à eux, bien sûr, mais qu’ils pestaient, juraient, ou disaient des bêtises, comme nous. Ils ne s’exprimaient pas comme dans les mauvais téléfilms historiques, où l’on nous colle quatre subjonctifs par phrases… De plus, les langues que l’on parlait à l’époque ont complètement disparu. On sait par exemple que Charlemagne parlait neuf langues, le latin, le grec, mais aussi le francique, le thuringien, l’alaman, etc. Aujourd’hui, toutes ces langues sont non seulement mortes mais complètement oubliées. Ces langages du VIIIe siècle ont par la suite constitué la matrice dont sont sortis l’ancien français et le haut allemand, mais ces dernières n’existaient pas encore vraiment au VIIIe siècle. Les quelques textes cités (lettres des papes, par exemple) sont la traduction de textes rédigés en latin. N’ayant pas de références du langage de l’époque, j'ai donc décidé de faire parler mes personnages en français contemporain.
Dans Moi, Ghisla, sœur de Charlemagne, on découvre une femme de caractère, est-ce là aussi un parti pris ou avez-vous trouvé des documents attestant de sa force de caractère ?
Je n’y ai pas vraiment réfléchi. Cela s’est imposé comme ça… J’avais affaire à une femme qui est la sœur d’un roi dont on sait que c’était un homme de caractère et la fille d’une femme – Bertrade – dont on sait également que c’était sans doute une femme puissante et autoritaire. J’ai simplement supposé qu’elle leur ressemblait, je n’imaginais pas une petite dame fragile sortant de cette famille… De plus je savais qu’il s’agissait de ce que nous pourrions appeler, en employant un mot qui n’existait pas à l’époque, une intellectuelle. Elle a rédigé des livres, elle a été la correspondante privilégiée du grand lettré de l’époque, Alcuin... J’avais donc, pour laisser émerger ce personnage, deux pistes principales : la force de caractère propre à cette famille, et la grande curiosité intellectuelle.
Enfin, je tenais à ce que cette histoire "d'amour interdit" n'ait rien à voir avec ce qu'évoque actuellement presque automatiquement le mot "inceste", qui est aujourd'hui lié avant tout au viol et à la pédophilie, et donc à une relation de pouvoir de l'un sur l'autre, de violence faite à l'un par l'autre. C'est d'ailleurs pourquoi je n'ai jamais été tentée de raconter un "inceste" intergénérationnel (père fille par exemple) car le fait que l'un soit un des parents lui accorde d'emblée un pouvoir sur l'autre. Un frère et une sœur sont davantage égaux. Mais avec Charlemagne comme protagoniste masculin, j'avais affaire à un personnage d'envergure, particulièrement puissant. Je tenais donc à ce que sa sœur reste elle aussi, tout au long de l'histoire - ou plutôt, devienne de plus en plus, au fur et à mesure qu'elle vieillit, un personnage puissant, capable de rester l'égale de son frère, de manière à éviter cet écueil de la violence imposée par un fort à un faible que peut évoquer le mot inceste.
Merci Laure-Marie.
Bio express : Laure-Marie Lapouge a fait des études de philosophie sous la houlette de gens comme Michel Foucault et Gilles Deleuze avant d’entrer au CFJ à Paris. Elle débute sa carrière à l’AFP, où elle restera dix ans. Mais l’envie de changer d’air est plus forte, elle devient donc pigiste dans la presse féminine, puis rédactrice en chef d’une revue d’astrologie, et à nouveau, pigiste, notamment pour Femme Actuelle. Moi, Ghisla, sœur de Charlemagne est son premier roman.
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